Projetée

« Tu crois que les mots ont une âme ?
– Tu te poses toujours de ces questions toi…
– …
– Pourquoi ils n’en auraient pas ?
– On ne répond pas à une question par une question…
– Alors je dirais que ça dépend des mots.
– Facile ! Comment tu choisis les mots qui ont une âme ?
– Ah, répond à ma question d’abord !
– Je pense que les mots ont une âme moi. Pour mieux délivrer les messages qu’ils transportent, sans âme ils seraient comme des coquilles vides qui, misent les unes au bout des autres, n’auraient aucun sens…
– Je vois…
– Oui, ça ne me dit pas comment tu opèrerais le grand tri des mots à qui on donne une âme ou non.
– Figure-toi que c’est très simple, on devra trouver les mots clés.
– Les mots clés… qu’est-ce que tu racontes ?
– Ce sont les mots qui déverrouillent voyons ! Ceux qui ouvrent, ceux qui défont les nœuds, ceux qui délient, ceux qui libèrent, ceux qui tranchent les liens qui emprisonnent, ceux qui sont chevaleresque, ceux qui délivrent, ceux qui engloutissent les entraves.
– Ah… alors liberté aurait une âme dans ce cas!
– Exact
– Mais tu fais quoi de châtiment ?
– Comment ça ?
– Et bien, le châtiment sonne comme une privation de liberté pour l’un mais comme une délivrance pour l’autre. Si je suis ton bourreau et que je me retrouve condamné, mon châtiment te libère autant qu’il m’emprisonne. Alors le mot n’a-t-il droit qu’à une moitié d’âme ? Son âme est-elle réversible selon le point de vue de la personne qui l’emploie ?
– …
– Alors ? pas de couperet à faire tomber pour le châtiment ? Je te vois perplexe, changeons de mot…
– Coquillage
– Ah…
– Le coquillage est-il châtié ?
– Arrête de te moquer ! La question est : le coquillage délivrent-il ? Est-il une clé ? Est-il essentiel à faire passer un message…
– Et ?
– Et je ne sais pas, le coquillage dans lequel on écoute la mer nous libère du quotidien et déverrouille les portes de notre imagination !
– Et une âme pour le coquillage !
– Tu ricanes mais ma question est plus profonde qu’il y parait. Toi tu m’as répondu ça dépend sans réfléchir, mais qu’est-ce que l’âme ?
– Qui te dit que je n’ai pas réfléchis !
– Tu me prends pas au sérieux, je vois bien…
– Je ne pensais pas que quelques mots au dos d’une vieille photo te feraient cet effet…
– Ce n’est pas n’importe quelle photo…
– Je sais, mais de là à se questionner sur ce qu’est l’âme et si les mots en sont dotés…
– Imagine, l’âme est notre essence, ce qui nous appartient de plus intime, ce truc insaisissable qui fait que nous sommes uniques et infinis. Imagine que les mots n’aient pas une âme propre mais que ce soit nous lorsque nous les prononçons, lorsque nous les adressons en parlant ou en écrivant qui les animions avec un fragment de notre âme. Alors les mots seraient comme des capsules qui renferment des morceaux de notre âme. Unique moyen de voyager à travers le temps, de survivre à l’usure de nos corps fragiles. Et si chaque mot laissé sur un papier, dans un livre, au dos d’une photo, dans un journal… et si chacun de ces mots renfermaient un morceau de l’âme de leur auteur. Et si quand je tiens cette photo j’effleurais son âme.
– Tu sais je comprends que tu veuilles à tout prix te raccrocher aux moindres petites choses mais je ne crois pas que son âme soit au dos de la photo. Pas plus que dans ses affaires que tu t’évertues à garder sans rien en faire.
– Tu te souviens quand elle se lavait les mains avec du citron…
– Ça évite les tâches sur la peau…
– Oui ! Je peux voir ses mains avec le citron qu’elle presse délicatement dans l’évier de la cuisine si je ferme les yeux… je peux sentir son parfum… je peux même goûter à sa salade de lentille… je n’ai jamais réussi à la refaire à l’identique
– Tu ne lui avais pas demandé la recette ?
– Je n’ai pas eu le temps… et puis ça n’aurait rien changé, ce qui fait le goût c’est son âme…
– Ah, la revoilà !
– Tu vois, elle est partout même en étant partie.
– …
– On s’imagine que ce sont les grands moments qui comptent. Toute notre vie on s’efforce à être grandiose, à devenir quelqu’un pour ne pas être oublié… tout ça pour qu’on se souvienne d’un citron pressé dans un évier…
– Peut-être que c’est ça être grandiose. Qu’on se rappelle de toi sans que tu ne fasses rien d’extraordinaire, être tellement bon dans l’ordinaire que ça devient mémorable.
– Peut-être…
– Moi j’aimerais qu’on se rappelle ce genre de détails de ma vie, ces choses du quotidien que seuls ceux qui t’aiment vraiment voient encore. Ces trucs qui semblent dénués d’intérêts, ces choses d’une banalité quasi agaçante… Ces choses qui font que des années plus tard quand tu les fais elles te font tout de suite penser à cette personne là, tout de suite elle surgit. Son odeur, son visage, son rire, tout te saute au visage et tu ne peux plus rien faire qu’être imprégné du souvenir presque violent de l’être aimé. Je veux être grandiose comme ça. Fantôme imprévisible. Bondissant au gré des gestes trop vite pensés futiles du quotidien. Mon souvenir se cacherait entre les boîtes de conserves et le tube de dentifrice, roublard, indomptable, fulgurant…
– Grandiose !
– Grandiose tellement il transpirerait l’ordinaire…
– Je ne sais pas si elle aurait aimé être grandiose comme ça…
– On s’en fout un peu maintenant… tu ne crois pas ?
– T’as oublié son morceau d’âme dans la photo ?
– Et dans les citrons !
– Arrête !
– Bon tu y arrives ?
– Oui, oui, je crois qu’elle faisait comme ça, je vérifie juste que tout est dans le bon sens et on pourra commencer.
– C’est bizarre de faire ça là.
– Impossible de faire ça ailleurs, ça a toujours eu lieu ici, c’était tout un cérémonial l’été. On descendait à la cave pour récupérer l’écran puis on préparait la machine. Ensuite elle choisissait ce qu’elle voulait nous montrer et au rythme des cliquetis mécaniques les diapositives nous projetaient dans ses souvenirs choisis et millimétrés. L’Italie c’était ce qu’elle préférait montrer. C’est comme si en m’ayant mis le nez dans ses souvenirs elle avait imprimé en moi son amour pour ce pays. Tu vois c’est comme si à cet endroit du monde nos âmes se mélangeait.
– Alors peut être que t’as raison…
– Tu penses ?
– Quand je t’entends parler c’est sa voix qui résonne…
– Peut-être que je suis comme un coquillage pour toi…
– …
– Quand tu m’écoutes tu entends la mère… »

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